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© Escalade Alsace
Yann Corby


Propos recueillis par David


Christine Gambert est une légende de l’escalade sportive. Dans les années 80, elle a notamment réalisé le 1er 7c+ féminin (et pas des moindres) avec Chimpanzodrome au Saussois, mais également le 1er 8a féminin avec Rêve de papillon à Buoux. Christine est d’autant plus une légende puisqu’elle (ne boudons pour une fois pas notre chauvinisme) est alsacienne ! Il y a pourtant fort à parier que les nouvelles générations de grimpeurs ne connaissent pas son nom. C’est avec un immense honneur qu’escalade-alsace.com a pu s’entretenir avec Christine.



Photo : David


Escalade-Alsace : Bonjour Christine, quel âge as-tu et où vis-tu désormais?

Christine : J’ai 62 ans passés, et vis "encore" à Riedisheim avec mon mari Alain et mes deux filles Aurélie et Agathe. Je dis encore car n’ayant pu obtenir de mutation dans les Alpes ce n’est que maintenant en tant que jeunes retraités que l’on peut envisager un changement.

Escalade-Alsace : Tu es toute jeune retraitée, quel était ton métier ?

Christine : J’étais professeur d’EPS d’abord en Moselle, puis à partir de 1982, en Alsace, avec une année pour grimper en 1985 (convenance personnelle). À mon retour, j’ai atterri au collège St Exupéry à Mulhouse (pour un mi temps complété par un demi poste ministériel pour le développement des activités physique de pleine nature et une intervention face à la multiplication anarchique des murs d’escalade). Puis j’étais un long moment au collège de St Amarin, avant de terminer au lycée Louis Armand de Mulhouse.

EA : Avec ton compagnon (mari déjà à l’époque ?), vous veniez de Lorraine?

Christine : Oui ! Je venais de Saint Avold et mon mari de Thionville. On faisait nos études à Nancy, on s'est connu au chalet universitaire l'année où j'ai pris mon premier poste : en 1977/78.

Escalade-Alsace : Comment as tu commencé à grimper ?

Christine : C'est Alain qui m'a initiée. Il pratiquait beaucoup la montagne et s'entrainait donc en falaise. Nous habitions à Metz et allions grimper sur une toute petite falaise située à Montois-la-montagne. Les voies étaient très courtes et l'équipement inexistant. Il fallait s'assurer par le haut (aujourd'hui on dirait se mouliner mais ce terme n'existait pas encore) sur les arbres, ou faire de petits solos. Le week-end par contre, on allait sur de vraies falaises à Berdorf au Luxembourg, en Belgique à Freyr, Hotton… ou plus loin dans les Calanques.

EA : Quel était le contexte alors ? Où en était l'escalade d'une manière générale ?

Christine : En 1979, l'escalade se pratiquait surtout comme préparation à la montagne. Aussi, les voies passaient en libre sur certains passages, et sur d'autres, en artif (le topo précisait alors la cotation en artif : A1, A2) Trouvant cette norme plutôt bête, je m'imposais de faire tous les passages sans tirer aux clous. Cependant, à cette époque, je ne grimpais pas encore beaucoup en tête et suivais en second mon mari. Et puis le temps a fait qu'avec Alain, on arrivait à passer de plus en plus de passages en libre en sautant les clous à demeure qui servaient aux passages en artif. D'ailleurs, comme beaucoup de gens, on en a enlevé quelques-uns ! Pour résumer : le libre était là mais il y avait encore beaucoup de passages en artif'. C'était le moment charnière entre les deux époques. Beaucoup de gens ne pratiquaient pas le libre parce qu'ils étaient formatés et ne voyaient tout simplement pas les prises…

EA : Qu’est ce qui vous a poussés à vous installer en Alsace ?

Christine : Aux vacances nous partions en montagne (Chamonix, La Bérarde…). Alain m’a appris à utiliser les crampons sur neige et glace pour aborder des grandes voies avec sûreté. Et puisqu’on passait à chaque fois par l’Alsace pour y descendre et que les postes de professeur d’EPS étaient saturés dans les Alpes, on a fini par demander une mutation pour l’Alsace et poser nos valises à Colmar !


EA : Vous avez continué à faire de la montagne ?

Christine : Au bout d'un moment, nous avons été agacés du monde et du mauvais temps. On arrivait souvent à Chamonix pour subir les caprices de la météo et une sur fréquentation dans les voies. On avait souvent pour plan B de foncer grimper aux Dentelles de Montmirail prendre le soleil.
Il y a eu un moment où l'on a clairement décidé d'arrêter la montagne et de se consacrer à la falaise.

EA : C’est à ce moment là que tu as vraiment découvert l’escalade ?

Christine : Oui ! À ce moment-là, on a commencé à visiter les falaises autour de Dijon (Saffre, Fixin), à aller à Fontainebleau et puis en 1982 il y a eu l’Angleterre, berceau de l’escalade libre. Là j’ai appris à grimper en tête en posant les coinceurs : j’ai adoré ! Cela faisait longtemps qu’Alain lisait Mountain (magazine anglais sur la montagne, ndlr.) et discutait à Chamonix avec des anglais qui lui parlaient de leurs falaises.
Aller là-bas c’était concrétiser quelque chose. Et puis les pubs, le microcosme… absolument tout était sympa ! On a aussi rencontré Ron Fawcett et Jean-Pierre Bouvier. Nous étions alors entièrement convertis au libre. De toute façon, dans le gritstone il n’y a pas de protections ! J'étonnais beaucoup d'autochtones car si peu de femme grimpaient, encore moins passaient en tête en posant leurs protections ! J'évoluais alors dans le 6ème degré (cotation française).
Mais l'arrivée en Alsace m'a surtout permis de grimper presque chaque jour. Habitant à Colmar, Gueberschwihr devenait notre jardin. Quand on avait un peu plus de temps on allait à la Martinswand, au Lac Blanc, dans le Palatinat, dans le Jura Bâlois ou vers Baume les Dames.

EA : Tu avais des objectifs précis lorsque tu as commencé l’escalade ? Avais-tu l’envie de t’élever au rang mondial ?

Christine : Non, absolument pas. Je voulais grimper et découvrir du rocher. Faire des voies toujours plus dures et dans différents styles pour être une grimpeuse complète. Chaque nouvelle falaise apportait des surprises : des prises particulières un grain différent, des lignes originales, une protection, un engagement. Et puis chaque fois c'était de nouvelles rencontres avec des grimpeurs de tous les horizons et là les échanges étaient d'une grande richesse.
En 1983 j'ai eu la chance de participer à deux rencontres internationales. La première organisée par la FFM sur trois sites français : Fontainebleau, le Verdon et le Saussois. Très riches en découverte d'autres grimpeurs, les français d'abord, pour ceux qui ne m'avaient jamais vue, mais aussi et surtout les allemands (Wolfgang Güllich, Kurt Albert), les australiens (Kim Karrigan et Louise Sheperd). La deuxième rencontre internationale était organisée par le BMC (British Mountaineering Council) et ne s'adressait qu'aux filles. Elle m'a permis de découvrir le pays de Galles et de réaliser bon nombre de voies en libre à l'opposé de Catherine Destivelle qui continuait à grimper en artif.
Là, J'ai pu réaliser que peu de filles grimpaient comme moi en terme de niveau et d'engagement.
A l'été 1983, aidés par la bande à Güllich on a découvert le Frankenjura. Tout nous plaisait : la variété des voies, l'intimité des falaises, la robustesse des protections et l'ambiance baba cool…. On plantait le VW dans des endroits bucoliques, les pizzas n'étaient pas chères et les pains et les gâteaux outrageusement délicieux !

 

Christine sur les falaises du Frankenjura


EA : Le concept d’entrainement était-il déjà à l’ordre du jour ?

Christine : Au début non, je ne faisais que grimper. Je grimpais tout le temps. Puis à Gueberschwihr, j’ai commencé à faire des circuits de blocs et des traversées variées qui faisaient chacune travailler plus une partie du corps. Je ne faisais pas d’entraînement en dehors du rocher ; je cherchais avant tout à faire des mouvements complets.
C’est après ma double fracture du col de l’astragale (chute en tête dans « carambolage » au Pelzli !) que j’ai réalisé un entraînement suivi pour garder, puis retrouver mon niveau (étirements quotidiens pour rester symétrique, ballades en suspensions sur des balcons, enchaînements de déplacements sur des sangles, tractions, tirages sur des chambranles de porte toujours sans poser le pied malade au sol…). Passer 3 mois en béquilles m’a donné des triceps d’enfer surtout en allant assurer Alain en falaises. Au bout d’un an, les médecins m’ont donné l’autorisation de resauter et donc de regrimper enfin en tête.
C’est ensuite lors d’un voyage en Australie que j’ai découvert la poutre et le pan Güllich qu’utilisait Kim Karrigan.

EA : Quelle était la falaise de référence pour toi ? Celle où tu mesurais ta progression ?

Christine : Cela restait clairement Gueberschwihr au début. Je mesurais mes progrès dans les traversées, les blocs. Je passais à peu près tout ce qui existait. On ouvrait de nouvelles voies de bloc et brossait de nouveaux rochers. Il n’y avait pas encore beaucoup de voies ; la carrière a été équipée petit à petit. Il n’y avait pas de mur non plus, alors quand il pleuvait, on passait du temps sous les surplombs à faire des enchaînements et bien sûr à refaire le monde.
Après, j’avais d’autres falaises de référence : près de chez nous le Pelzli (avec Früchte des Zorn), Balmkopf (avec Ringe der Kraft et plus tard Régime), plus loin Fontainebleau et le Frankenjura où on allait régulièrement.

EA : On entend souvent parler du terme « ZAL » pour désigner le microcosme local de l’escalade alsacienne d’alors. D’où vient ce terme ?

Christine : C'est Alain qui l'a inventé pour parler des locaux… Comme il inventait beaucoup d'autres termes pour mettre un mot sur une réalité. C'est son côté "mauvais fils", critique, du type j'aime bien dire tout haut ce que d'autres pensent tout bas. Ainsi, "Zal" désignait ceux qui ne sortaient jamais de Gueberch' et de leur carrière, et pour qui L'action du temps était le Graal. Ils gravitaient autour des bons grimpeurs, qui eux étaient plus ouverts et il fallait souvent leur montrer comment passer. Ils n'imaginaient pas que chaque grimpeur pouvait réaliser un pas différent. Dans L'action du temps, un jeté était soit disant obligatoire, pourtant il y a toujours une prise de pied pour passer en statique!
C'était pas toujours cool avec eux.
En 1982, le nombre de vrais grimpeurs (je ne parle pas des cafistes qui faisaient quelques sorties au printemps avant de s'éclipser en montagne) ne dépassait pas la cinquantaine, donc tout le monde se connaissait. On discutait avec tous aux pieds des blocs, moins avec les "zals", mais beaucoup avec tous les autres. Certains étaient de très bons copains, voire des amis et on se donnait souvent rendez-vous pour grimper ensemble, c'était bien agréable.

EA : En 1985, tu as été la première femme à franchir le cap du 7c+ avec Chimpanzodrome au Saussois. Tu peux nous raconter ?

Christine : Chimpanzodrome était quelque chose de spécial. Pas nécessairement dans la voie elle-même, bien qu'elle fut très belle, mais spécial dans tout ce qui a fait son ascension.
Nous avions pris une année de disponibilité pour grimper et question argent, c'était plutôt vache maigre. On en avait clairement besoin !
Je me suis vue proposer une séance photo à Paris pour la marque Kodak. Il s'agissait de faire un petit show sur un mur artificiel. Le tout était bien payé et c'était une occasion en or pour nous. Jacky Godoffe était également sur l'événement et il était plutôt impressionné par un mouvement que j'étais capable de faire sur ce mur. Il trouvait bizarre que je ne fasse pas de 7c compte tenu de la force que je semblais avoir… Je lui ai répondu que si je travaillais les voies, il y a longtemps que j'aurais fait 7c ! Il m'a mise plus au moins au défi en me disant qu'il fallait les faire, les 7c, avant de parler ! À cette époque je ne faisais les voies qu'en yoyo* et ne travaillais donc pas les voies en moulinette avant de les enchainer comme l'ensemble des grimpeurs et grimpeuses (Destivelle, Patissier…).
Je suis donc allée le jour suivant au Saussois, et pour la première fois, j'ai travaillé la voie en moulinette. On est revenu le week-end suivant et je l'ai enchainée. C'était une très belle voie, j'ai pris beaucoup de plaisir à la faire et je l'ai sortie vraiment tranquillement. Du coup, les parisiens ne pouvaient plus rien dire… Certains étaient là le jour de l'enchainement et ça m'a fait d'autant plus plaisir de remettre les pendules à l'heure en bonne et due forme.

* " Travailler " une voie en Yoyo signifie repartir du bas à chaque chute subie. Cela se différencie donc d'un simple travail en tête, lors duquel on peut s'arrêter et repartir à un même point autant de fois qu'on le souhaite et encore plus d'un travail en moulinette. Manifestement, réaliser une ascension après travail en yoyo semble plus difficile qu'après un " simple " travail en tête, ou en moulinette !

EA : Avec Rêve de papillon, tu as remis le couvert deux ans plus tard en enchaînant le 1er 8a féminin au monde. Tu peux nous raconter ?

Christine : J'avais déjà travaillé la voie. Le crawl n'était pas évident pour moi (je ne suis pas grande), mais je me sentais de la faire depuis un moment. Par contre on ne pouvait pas descendre souvent à Buoux compte tenu de la distance, alors il fallait attendre les vacances. De plus, lors d'un match "profs-élèves" (et ce fut le dernier), un contre violent a entraîné une belle entorse à mon majeur droit. J'ai donc attendu d'être rétablie pour enchainer la voie fin août, un jour où il ne faisait miraculeusement pas trop chaud.
Une nouvelle fois, j'étais contente car il y avait du monde au pied de la voie pour constater l'ascension : certains faisaient partie de la bande des parisiens ! C'était bien qu'ils soient là. Le lendemain, sur une terrasse à Apt, Marc Le Menestrel et ses compagnons m'ont félicitée. J'ai eu ma petite revanche !

 

Christine dans Rêve d'un papillon, 8a à Buoux [1987]


EA : Tu étais dans la course aux côtés de Lynn Hill et de cette fameuse italienne Luisa Iovane… S'agissait-il effectivement d'une course ? Te tenais-tu au courant de ce que pouvait faire ces personnes ?

Christine : Luisa Iovane, de ce que je sais, était à un niveau inférieur, mais elle était très médiatisée en Italie. Lynn Hill était saine dans sa façon de fonctionner et je me sentais beaucoup plus en compétition avec elle qu’avec C. Destivelle ou encore I. Patissier. On était toutes au courant de ce que faisaient les unes et les autres. L’information ne circulait pas aussi vite qu’aujourd’hui mais le bouche à oreille aux pieds des voies arrivait jusqu’aux rédacteurs très facilement. Le microcosme était tout petit, on se croisait tous plus ou moins.

EA : Rêvais-tu de médiatisation ou grimpais-tu pour toi ?

Christine : Avec Alain, on voulait juste gagner assez d’argent pour pouvoir vivre et grimper. J’étais sponsorisée et j’avais ce qu’il fallait question matériel. Le Vieux Campeur, Boréal et Béal par exemple m’ont vraiment soutenue à ce niveau là. En retour on apportait des conseils sur le matériel. Mais je n’ai jamais eu d’argent. En revanche la médiatisation était utile pour officialiser les ascensions.
Difficile peut-être pour les jeunes d’aujourd’hui d’imaginer qu’il n’y avait pas internet ; il n’y avait que la presse et il fallait composer avec eux.
Les magazines m’appelaient souvent d’eux-même, ou on se voyait à Fontainebleau et sur les falaises. Bon, il fallait des fois mettre les points sur les « i » car j’aimais tout de même que les choses soient dites. Les parisiens confisquaient les articles et se mettaient beaucoup en avant.

EA : On ne peut s’empêcher de te comparer à Catherine Destivelle ou encore à Isabelle Patissier. Pourtant, on a le sentiment que tu n’as jamais été autant médiatisée que ces deux dernières. Est-ce vrai et pour quelle(s) raison(s) ?

Christine : C'est vrai, d'abord j'ai toujours Alain comme compagnon et mari. En termes de porte feuille et de connexions médiatiques il n'y a pas de comparaison avec les compagnons ou maris de Catherine Destivelle ou d'Isabelle Patissier (Nicolas Hulot, Lothar Mauch, Dekamp) ! A cette époque, il y avait deux milieux qui monopolisaient la presse : le milieu parisien et le milieu chamoniard.
Elles faisaient toutes deux partie de ces milieux par leurs origines, par leurs liaisons… Je n'avais rien de tout ça. Je ne demandais pas à briller mais les performances mises en avant par ces gens là n'avaient rien de fantastiques et cela m'irritait clairement. C'est en cela que j'aimais remettre les pendules à l'heure.
La presse s'intéressait globalement à ce que je faisais. C'est juste que j'ai dû faire des choses très marquantes pour pouvoir me faire remarquer face aux autres, d'où le choix de voies de référence comme Chimpanzodrome, India (Australie), Magnet (Frankenjura) ou encore Rêve de papillon.

En revanche ce qui a compté le plus à mes yeux et compte encore pour moi c'est la reconnaissance des afficionados de l'escalade.

EA : Il y a dans "le Rouge est Mis", cet article que toi et ton mari avez publié dans le 1er numéro de Vertical, une référence explicite à Michel Clouscard (Tout est Permis, rien n'est Possible). Clouscard que l'on connait pour sa théorisation de l'alliance libérale-libertaire. La cordée Le Menestrel-Tribout en est l'expression la plus évidente : alliance entre le libéral assumé Tribout (issu d’une famille de publicitaires parisiens) et le libertaire Antoine (appartenant à la bourgeoisie Parisienne), dont le petit frère Marc, serait une synthèse… en opposition au fils d'ouvrier Jean-Pierre Bouvier, par exemple, que ces deniers se seraient évertués à marginaliser. Se serait-il passé la même chose pour toi ? (Question de Thomas Leleu)

Christine : OUI ! Thomas a très bien lu les choses. Il y avait un monopole des parisiens sur la presse de la montagne. Ils visaient à médiatiser tout leur petit groupe et à évincer les autres, tout spécialement ceux qui n'étaient pas de leur milieu, de leur classe sociale.
Bouvier n'était pas de la même classe sociale, quant à moi je n'étais surtout pas du milieu… Heureusement j'ai aussi pu compter sur les presses anglaise, australienne, italienne et notamment sur le magazine allemand Rotpunkt.


Couverture du n°6 de Rotpunkt en septembre 1988


EA : Dans cet article nommé "Le rouge est mis", en référence aux célèbres Rot Kreiss et Rot Punkt de Kurt Albert, vous critiquiez l'apparition du travail des voies en moulinette, au détriment du yoyo. Quand est apparue cette pratique?

Christine : La moulinette est arrivée après le tire-clous. Je dirais au début des années 80. Ca nous a surpris car à cette période, on grimpait majoritairement dans le Frankenjura où tout se faisait du bas, en yoyo.

EA : Vous perceviez les ascensions travaillées en tête ou en moulinette comme de la triche ?

Christine : Pas forcément comme de la triche. Mais lorsque tu prétends avoir fait une voie, et que tu ne spécifies pas la façon dont tu l’as faite, ça n’a plus de sens. Une ascension faite après travail en tête ou en moulinette n’est pas comparable à une autre faite depuis le bas, en yoyo. Là était le cœur du problème car dans les magazines les choses n’étaient plus comparables.

EA : Vous sentiez l’escalade prendre un tournant ?

Christine : Oui, on perdait une certaine dose d'humilité face au rocher. Tout à coup, il fallait aller vite, aller vers la performance. Le côté aventureux, l'inconnu disparaissaient. J'ai un souvenir lors du rassemblement en 1983 organisé par la FFM : la voie Mission Impossible avait été travaillée et annoncée à 8b par les parisiens (cotation qui n'existait pas encore). Wolfgang Güllich l'a faite très vite du bas en yoyo pour l'estimer à 7b+... Les français étaient dépités !

EA : Pourquoi es tu passée d'une éthique libériste au travail en tête typiquement français ? (Par exemple pour Chimpanzodrome)

Christine : Quand j’ai décidé de prendre les règles françaises pour gravir Chimpanzodrome, les médias rapportaient les performances de filles qui grimpaient du 7a/7a+ après des journées de travail en moulinette. Moi je faisais 7a/7a+ à vue et 7b/7c en yoyo. Personne ne prenait en compte la différence de difficulté entre ces 2 éthiques.
Aussi, refuser de travailler les voies en tête ou en moulinette ne permettait pas de comparer les performances et nous excluait de plus en plus du microcosme.
À l’époque nous avions quelque chose à gagner en restant dans le milieu : la reconnaissance de mon niveau ouvrait les possibles retombées économiques. Il n’y avait pas beaucoup de possibilité de vivre de l’escalade qui était encore très peu médiatisée et non reconnue au niveau sportif : pas de statut d’athlète de haut niveau, pas de brevet d’état pour enseigner contre rémunération (premier BE en 1986)…
Ce changement d’éthique était donc inéluctable pour rester dans le jeu.

EA : Quelle est ta plus grosse performance en terme de cotation ?

Christine : 8a+, avec notamment Monster crack à Chuenisberg, Teddy’s Wampe, Slim Line et Spiderman au Franken. Et il y a pas mal de voies que j’aurais pu enchaîner si la santé avait suivi. Je faisais par exemple tous les mouvements dans Ravage à Chuenisberg (8b+ ouvert par Antoine Le Menestrel en 1985 ndlr.).
A partir de 89, avec Alain, on a voulu avoir des enfants mais une petite malformation m’a empêché de pouvoir grimper à haut niveau tout en ayant une grossesse sereine. J’ai donc arrêté les performances pour me consacrer pleinement à mon rôle de future maman, et c’est très bien comme ça !



Falaise en famille


EA : Avant ton arrêt, ton niveau dépassait-il celui de ton mari ?

Christine : Non, il était mon égal mais j’avais la priorité quant aux projets. Il m’aidait à trouver les pas, il avait l’œil. On travaillait les voies ensembles mais j’avais la primeur car j’avais quelque chose à y gagner et pas lui forcément : j’étais dans du 8a+/8b, niveau maximum pour une femme alors que les hommes passaient du 8c et Wolfgang Güllich ouvrait le 9ème degrés en 1991 avec Action Directe.
En revanche, je ne sais pas si beaucoup de grimpeurs (référence au nombre de matchos rencontrés) auraient supporté et aidé leur « gonzesse » à passer autant de pas de bloc ou de voies de même niveau qu’eux !

EA : Tu as su t’imposer parmi les hommes ?

Christine : Clairement le problème ne s'est jamais posé, il suffisait que je sorte un bloc ou une voie pour être considérée comme un grimpeur, et volontairement, je ne dis pas "grimpeuse".
Oui, il y a eu quelques moments très sympas ! En Australie par exemple, lorsque j'ai enchainé India (28) 7c, au Mont Arapiles. C'était dingue ! Quand je me suis encordée la première fois au pied de la voie, des grimpeurs m'ont demandé ce que je voulais faire. Comme si tenter cette voie n'était pas possible pour une femme ! Les plus forts essayaient de la faire depuis longtemps et ils n'ont rien compris quand je l'ai enchaînée très vite ! Louise Shepherd jubilait et des féministes étaient venues m'interviewer. Les jours suivants, les grimpeurs, bons joueurs, venaient me demander de leur poser une moulinette !



Christine sur les blocs des Monts Arapiles, tout près du secteur d'India


EA : Tu as pratiqué la compétition ? Pourquoi ?

Christine : J'ai fait une seule compétition: Bardonecchia et sa deuxième partie à Arco (la seule qui existait à cette époque). A Bardonecchia, j'ai fini derrière I. Patissier et C.Destivelle entre autre à cause d'une moins bonne note d'esthétique.… Encore une fois, certains milieux avaient la main mise sur les résultats : les grimpeuses les plus connues devaient sortir premières de la compétition afin de ne pas mettre mal sponsors et médias ! C'est ce qui m'a fait baisser les bras à Arco et totalement quitter le monde de la compétition par la suite.
A cette époque, la FFME avait démarré quelques compétitions. Pour le challenge, je voulais participer au circuit. Nous terminions notre année de disponibilité et les finances au plus bas, nous retravaillions. Pour participer aux sélections des championnats de France, impossible de me libérer de cours ! Alors que pendant ce temps, d'autres filles (d'un niveau très flou), proches du sacro saint ministre de la montagne de l'époque, se retrouvaient en détachement avec salaire, pour s'entraîner et préparer ces championnats !!
Dans ces conditions, j'ai décidé de ne plus m'intéresser aux compétitions et de continuer à m'éclater sur les rochers !

EA : Tu as signé le manifeste des 19 qui rejetait la compétition en escalade. Pourtant, comme la plupart des signataires tu as participé à la compétition de Bardonecchia ensuite. Qu'est ce qui a provoqué ce revirement de situation chez toi? Et chez les autres ?

Christine : Quand on se lance dans une voie, il y a une forme de challenge face au rocher, face à soi-même et face aux autres grimpeurs. C'est cette forme de compétition différée et non institutionnalisée qui existait. Elle me convenait bien, elle semblait laisser les grimpeurs maitres de leur jeu. Mais comme tout fait social, l'escalade a subi de multiples influences et a évolué pour répondre aux besoins de contrôle des fédérations, de rentabilité de la sphère économique et médiatique, de plaisir rapidement consommé des nouveaux grimpeurs…
Aussi notre revirement est comparable à celui du changement d'éthique et poursuit le même objectif : rester dans le jeu.
Par contre pas à n'importe quel prix ! C'est ce que j'ai expliqué précédemment : Les notes d'esthétique "subjectives", se battre pour participer à des sélections pendant que d'autres d'un niveau bien inférieur bénéficient d'aides sans raison...
Dans ces conditions, après une participation à Bardonecchia, nous avons renoncé à toute compétition et retrouvé nos blocs et falaises loin des feux médiatiques.

EA : À une période, tu avais décidé de créer un centre d’entrainement local pour les jeunes prometteurs en escalade. Quel en était le but?

Christine : Jeunesse et sport m’a demandé d’organiser des stages de formation d’initiateurs. Puis, dans un deuxième temps d’entraîner les jeunes grimpeurs. Cela se passait au gymnase du lycée Camille Sée de Colmar. J’avais choisi d’axer le travail sur le mouvement, la souplesse, le mental.
Pour répondre aux problèmes posés par le rocher, mon fil conducteur était la recherche d’une disponibilité intellectuelle et physique : pas de nœuds musculaires ou articulaires… Je visais une forme physique générale et une musculature équilibrée.

EA : Yann Corby, Jean-Minh Trinh-Thieu, Thomas Leleu… qui avaient pris part à tes leçons ont ensuite créé un centre d'entrainement bas-rhinois : entièrement basés sur la force ! Que penses-tu de ça ?

Christine : Je n’ai pas vraiment suivi ce qu’ils ont fait, trop prise par mes problèmes de grossesse. Si c’est le cas c’est qu’ils n’ont rien compris ! (Rires) Plus sérieusement, je pense que beaucoup de gens se sont cassés en imitant les tirages sur doigts très médiatisés, en travaillant sur des blocages articulaires traumatisants. Je préférais l’idée de chaîne musculaire où aucun segment ne doit lâcher grâce à une musculature complète (membres inférieurs des orteils jusqu’aux fessiers, gainage, abdo et dorsaux, fixateurs des omoplates pour soulager les avants bras…). Mais je suis contente car je pense avoir impulsé un certain dynamisme en Alsace et chez ces jeunes.

EA : Grimpes-tu encore aujourd’hui ?

Christine : Oui bien sûr ! Si je passe beaucoup de temps sur les skis avec Alain à entrainer et suivre en course FIS nos deux filles en ski alpin, nos doigts nous titillent toujours. Aussi dès que possible, on renfile nos chaussons à Weil où à Boulder Kitchen et en falaise. Je ne grimpe plus du tout pour la performance mais pour le mouvement. Si on perd en puissance et force pure, le corps lui n’a pas oublié les placements et c’est un vrai plaisir que de le laisser se placer au gré des prises et de passer des pas que l’on n’imaginait plus réussir. Aussi, je vais encore me surprendre dans des 7b/7c, j’adore !

EA : Tu as eu d’autres passions dans ta vie ?

Christine : Avant de commencer l’escalade, je faisais beaucoup de ski alpin et de fond, de voile, de kayak et de danse…..Je fais toujours beaucoup de ski, de VTT et de virées en montagne pour garder la forme et surtout, pour vivre dehors dans la nature.

EA : Tu as des enfants ? Pratiquent-ils un sport ?

Christine : Comme déjà dit nous avons deux filles qui nous ont suivi au début sur toutes les falaises, mais aussi en vtt, en montagne. Elles ont toutes deux accroché au ski alpin de compétition et l’une d’entre elles continue à haut niveau. Par contre, dès que les études leur laissent du temps, ou que la neige fait défaut, elles enfilent volontiers les chaussons et s’éclatent bien !



Merci Christine pour cette belle entrevue. Nous vous souhaitons le meilleur à toi et à ta famille pour la suite.


» À lire, l'intégralité de l'inteview de Christine dans Rotpunkt n°6 (septembre 1988)






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