Les premiers espoirs de printemps pointaient le
bout du nez dans la région de Cavaillon. Déjà, quelques dizaines de grimpeurs
s’étaient présentés à ’’La Conquête des Plateaux’’ pour
s’y procurer le tout dernier matériel, celui qui ferait d’eux les prochains
dieux de la verticale.
Le gros vendeur de la saison étant le crashpad
gonflable en matière plastique, une exclusivité de ’’La Conquête…’’, facile à transporter, compact, permettant de régler la tension à la
réception et disponible dans une vaste gamme de couleurs à la mode.
Un autre objet recherché : les vidéos
d’escalade! De tout pour tous… chaque grimpeur un peu connu s’était décidé à
acheter une caméra pour s’adonner à un exercice du plus flagrant
narcissisme : immortaliser sa dernière ascension pour la partager avec ses
fans en devenir.
La tendance n’était pas passée inaperçue.
Dollard Fallot s’était procuré une Sony dernier
modèle sur Ebay et comptait bien s’en servir.
« Tu vois, Isidore, la création de vidéos
demande beaucoup de temps et un matériel adéquat. J’ai donc décidé d’accélérer
le processus pour maximiser mon investissement. Et en prime, je vais miser sur
la fixation actuelle de la foule pour les ’’reality shows’’ à l’américaine,
cette création de vedettes instantanées. Et avec tous mes contacts, la
distribution, sous la couverte, du produit fini ne sera qu’un jeu
d’enfant. Les profits seront immédiats!»
« Je veux bien croire, mon oncle, mais je
vois deux gros problèmes : il faut une falaise et il faut un grimpeur.
Difficile de faire du nouveau avec ce qu’on a aux alentours. »
« C’est là que tu te trompes! J’ai
découvert un gros bloc totalement vierge du coté de Cucuron, juste au détour
d’un sentier. Il ne demande qu’à voir une première ascension… Quant au grimpeur…
tiens, le premier bonhomme qui passe la porte, j’en fais la star de ma
prochaine vidéo! »
« Le premier client qui entre … ce sera
peut-être monsieur Languette, le deuxième voisin, qui aura encore perdu son
dentier! On ne peut pas faire une vidéo avec un inconnu… »
La porte de La Conquête des Plateaux s’ouvrit comme par magie.
-« Vous auriez pas de la magnésie? »
« Bienvenue… monsieur??? »
-« Pedenon, Laurent Pedenon. Je suis ici
pour quelques jours avec ma famille et j’ai oublié ma magnésie à la maison. »
-« Nous en avons, là, sur le comptoir.
Mais, dites-moi : avez-vous déjà pensé à immortaliser vos performances
grâce à une vidéo? Car nous aurions un petit projet…»
Le lendemain en fin d’après midi au nord de
Cucuron.
« Très beau bloc! Mais je crois que c’est
beaucoup trop difficile pour moi. C’est surplombant avec de petites prises :
on croirait voir le 8c bloc du dernier ’’Par Là Haut’’ : jamais je ne vais
être capable de me rendre en haut de ce monstre! »
« Laurent, Laurent…aux âmes bien nées, la
valeur n’attend que l’opportunité! Ou quelque chose d’approchant. Nous allons
prendre des prises de vues multiples sous différents angles ce qui implique que
je devrai me déplacer plusieurs fois avec la caméra. Isidore a amené tout le
matériel nécessaire au succès du tournage et à la réussite de l’ascension. Tout
d’abord, les crashpads! »
Isidore Squamule amena quatre de ces petites
merveilles gonflables et les posa au pied du bloc. Un petit compresseur
portatif se chargea de la suite des choses.
En quelques minutes, des équipements de
protection individuels vraiment colorées furent en place. Isidore nota leurs
numéros de série et la date de mise en service.
Dollard Fallot se positionna, avec sa caméra,
sur un petit tabouret à droite du bloc.
« Allons! Départ assis sur les prises
marquées par des traits… on les effacera au montage. »
Laurent saisit les deux bi-doigts du départ et
s’éleva de quelques centimètres.
« Stop! On va reprendre la scène d’un
autre angle. »
Dollard amena son tabouret plus au centre, au
dessus de Laurent.
« On tourne!! »
Laurent refit le même mouvement et alla prendre
l’écaille cinquante centimètres plus haut.
« Stop! On se déplace vers le haut. »
« Mais je fais quoi, moi? » dit
Laurent
« Isidore va t’aider à monter sur deux
crashpads et tu reprends au même endroit. Tente de mettre de la haine dans ton
regard : tu hais ce bloc! Tu veux sa peau! »
Laurent, debout sur les deux pads, saisit
l’écaille et alla porter sa main droite sur une arête et sa gauche, laissant
l’écaille, glissa vers une petite fissure à doigt. Son visage donnait
l’impression qu’il avait avalé une pleine cuiller de wasabi.
« Stop! On prend la même de trois quarts à
gauche. »
Même mouvement, visage encore plus wasabique si
c’était possible.
« On fait le prochain mouvement! Isidore,
amène la petite échelle… Laurent, tu grimpes sur l’échelle et tu passes de la
fissure à cette infâme prise bombée en croisé. Je veux du doute dans ton
expression… »
« Mais, monsieur Fallot, c’est impossible
sans les pieds! Et je ne tiendrai jamais cette prise main ouverte… »
« Qui te parle de pieds, mon petit
Laurent? On tournera les scènes de pieds à la fin de la journée… »
Et Laurent, les deux pieds sur le dernier
barreau de la petite échelle, pris un air de doute digne de Saint Thomas.
« Et une scène en plongée… reste sur
l’échelle, gros plan sur les mains… Isidore! Marque deux des doigts de Laurent avec
du faux sang pour illustrer la souffrance. »
Sanguinolent, Laurent repris la pose.
« Isidore! La lumière est parfaite… amène
la grande échelle. Et le souffleur pour les feuilles. Laurent, ce sont les deux
derniers mouvements et ensuite, c’est le sommet. Je veux que le public voit la
détermination dans ton regard, les mouvements doivent être secs, décisifs.
Lance dans le bac… je sais, c’est haut, mais grimpe de deux barreaux prestement
et rien ne va paraître. Un cri de délivrance serait le bienvenu. Ensuite, un
autre barreau et c’est l’inversée puis la sortie. »
Laurent grimpa pour rejoindre une petite
incrustation digne des doigts d’un des sept nains puis se jeta vers le bac,
grimpant les deux barreaux prestement.
Autre prise de trois quarts.
Isidore démarra le souffleur et les cheveux de
Laurent volèrent au vent d’altitude.
« Allez! L’inversée maintenant, tâtonne un
peu pour trouver la meilleure préhension… tu as trouvé… un sourire zen digne du
Dalaï Lama… et la sortie… stop! »
Dollard Fallot monta en haut du bloc.
« La sortie : lance ton pied droit
sur la réglette, attrape la sangle qui traîne de la main gauche et je filme ta
droite sur le plat ignoble. Tire sur la sangle pour aider au mouvement … c’est
ça… et sort la voie… exactement comme ça : debout, bien droit, au sommet,
les bras en croix. Puis tu te diriges vers la droite, vers le soleil couchant,
dans le sentier qui mène au bas du bloc. »
Laurent ne portait plus à terre : il
venait de réussir son premier 8c+!
« Karine!! Tu as vu ce que j’ai réussi? Et
tout ça sur vidéo! C’est le petit qui va être fier de son père plus
tard… »
La petite amie de Laurent leva les yeux de son
livre sur la psychologie des adolescents attardés et cessa de pousser le hamac
du petit pour lui adresser un signe de la main.
Dollard Fallot rejoignit Isidore au pied du
bloc.
« Maintenant, quelques scènes
d’atmosphère : d’abord Laurent assis en tailleur au départ de la voie,
méditant sur son exploit. Un autre petit coup de souffleur…Puis quelques prises
de pieds au ras du sol : au sol ou au sommet, un pied, c’est un
pied… puis des vues de Laurent tombant sur les crashpads sur tous les angles
avec le logo de l’article en gros plan. »
Dix minutes plus tard, la vidéo était dans la
boîte. Il ne restait plus que le montage et la musique et cette partie allait
être sous-traitée à Nice, chez MöVidéo : deux semaines de travail tout au
plus!
« Laurent, Karine… je vous remercie de
votre enthousiasme et de votre patience pour ce petit projet. Dès que c’est
terminé, je vous expédie cinq exemplaires de la vidéo et, en prime, je vous
laisse deux de ces matelas. Vous pourrez en utiliser un pour le bloc et l’autre
pour faire nager votre fils. »
« Vous être bien gentil, monsieur Fallot!
Mais comment ça, nager??? »
« Facile! J’ai racheté un stock de
piscines gonflables pour enfants, des pataugeuses. Le fabriquant avait utilisé
un plastique trop rigide pour le fond… il suffit de les retourner et, hop! vous
avec un crashpad des plus colorés et en prime, il se gonfle ce qui le rend
terriblement plus portatif. C’est l’avenir selon moi… j’en ai au moins cinq
cent exemplaires qui n’attendent que des preneurs. L’article ’’in’’ de la
saison! »
Le soleil effleurait le sommet du bloc de
Cucuron avant d’aller se coucher. La journée avait été longue.
Un mois plus tard, le
magazine ’’Par Là Haut’’ faisait sa première page d’une photo illustrant un
jeté totalement malade effectué par un grimpeur absolument inconnu.
’’Le bloc secret! Le
8c+ à vue dévoilé dans la vidéo underground de la décennie. ’’
’’ Mais où est ce
bloc? Oman? Turquie? Monténégro? ’’
’’ Les meilleurs
grimpeurs s’interrogent…’’
« Je te l’avais dit, Isidore : le
septième art n’est en fait qu’une série de décomposés. Il suffit de recomposer
le tout selon nos besoins pour arriver à des sommets de vente. Le public veut
croire! Et comme personne ne demeure indifférent à quelques travellings au
ralenti, rien de plus facile que de créer des destinations ou des superhéros. Hollywood
nous fait le même truc depuis plus de cent ans et nous sommes toujours aussi
crédules! Tiens, tu as vu la photo que Laurent nous a fait parvenir? Le petit a
pris son premier bain dans la pataugeuse! Heureusement, ils possèdent une
caméra vidéo : on ne garde jamais assez de souvenirs. »
photo: Muriel Ducolomb
JPB